D’Emmanuel Kant à Achille Mbembé

Auteur 2 décembre 2013 0
D’Emmanuel Kant à Achille Mbembé

Dans le mot racisme, beaucoup ne voient que le clivage blanc/noir. Une seule couleur de peau, marqueur de différence. L’historien camerounais, politologue et spécialiste des questions africaines, Achille Mbembé dont la renommée en la matière n’est plus à faire, voit plus loin. Dans son nouvel essai, « Critique de la raison nègre », il s’intéresse à cette « raison nègre ». Et déchiffre, en même temps, tous les codes de notre société.

Si Kant, avant lui, s’était intéressé à la critique de la raison pure en exposant les limites de la rationalité, Achille Mbembé se penche avec le plus grand intérêt sur la raison nègre et pointe le mal de ce siècle nouveau, en démolissant la construction historique du nègre, invention européenne liée selon lui à l’essor du capitalisme, sur fond d’esclavage et de colonisation.

Derrière chacun de nous, ne se cache-t-il donc pas un « Nègre » ? Ne serons-nous pas tous un jour victime d’un néo-racisme, d’un arrachement à notre terre natale et d’une plongée vers l’inconnu ? Ce sont autant d’interrogations que pose l’écrivain. Pour lui, il s’agit d’engager une réflexion critique pour répondre à l’une des questions les plus actuelles : « comment penser la différence et la vie, le semblable et le dissemblable ? ».

Vers la fin de la notion de race ?

Dans ce nouvel opus, Achille Mbembé a pour ambition de se débarrasser du terme de « nègre », et d’en établir la généalogie. Pour ce penseur du post-colonialisme, connu et reconnu dans le domaine des sciences politiques, « De tous les humains, le Nègre est le seul dont la chair fut faite marchandise. Au demeurant, le Nègre et la race n’ont jamais fait qu’un dans l’imaginaire des sociétés européennes. » Pourtant cette dissociation est nécessaire pour supprimer cette notion de race.

Classe et race dans l’histoire de la modernité et du capitalisme ont toujours été engendrées l’une par l’autre. Pour l’auteur, les Noirs ne sont pas les seules victimes d’un processus d’engendrement des races par la non-exploitation de gens laissés à l’abandon. Le racisme aujourd’hui est un racisme sans race.

Transformation de personnes en objet : les « nègres »

« Le nom “nègre” renvoie à cette pulsion inhérente au système capitaliste ». Pour Achille Membé cette même pulsion « le pousse à effacer toutes distinctions entre les êtres humains et les choses. » Tout devient « vendable et achetable.»
Avec cet ouvrage, le professeur d’Harvard souhaite, également, réagir face à l’actualité des flux migratoires en Europe. Si l’Europe n’est plus au centre du monde, elle continue pourtant d’attirer les migrants de nombreux pays. Pour lui, les grands laboratoires humains de demain sont en Amérique latine, en Chine, au Brésil, ou encore en Inde. Et la seule différence entre les « nègres » d’hier et ceux d’aujourd’hui, les migrants, réside dans le capitalisme. Autrefois le drame était d’être exploité. Aujourd’hui alors qu’il n’est plus possible de l’être, il faut payer des passeurs…L’histoire de la raison dans la modernité actuelle est donc pour Achille Mbembé tout sauf « pure ». Le système capitaliste aura fait de l’humain des objets et des marchandises.

Sous-prolétaire chinois et petits blancs, de nouveaux nègres ?

La marginalisation de l’Europe dans l’économie mondiale et les nouveaux pays émergents marqueront-ils la fin du racisme post-colonial et l’idée de race nègre ? Ou laisseront-ils place à d’autres modes d’exclusion ? À de nouveaux déshérités ? Pour l’auteur, le capitalisme a rapidement créé le sujet de race. Le Blanc et le Nègre ne sont que constructions historiques, une séparation entre deux classes. Sauf que désormais, la vapeur se renverse et le « petit blanc » ou « le sous-prolétaire chinois » se redécouvrent noir dans une société multiraciale.

Dans la lutte pour créer un monde sans race, Achille Mbembé souligne qu’en dépit de toutes les formes de racialisation, de différenciations sur la base du sexe, de la religion, de la culture, il faut se débarrasser de ses tous ces clichés réducteurs.

Face au nègre, la raison perd la raison

Achille Mbembé explique par ailleurs cette phobie du nègre : renvoyé constamment à l’état de nature et à l’état d’animal dont on pense qu’il peut être domestiqué, idéologie de la colonisation, cet animal-nègre provoque également la terreur parce qu’on le soupçonne d’être incontrôlable…L’actualité récente fait étrangement écho à cette idée.

L’auteur précise qu’en approfondissant une étude psychiatrique dont Frantz Fanon a été un protagoniste, il a montré dans son livre que le racisme a une dimension politique et sociale, mais aussi mentale. Pour lui, tout raciste est un fou qui s’ignore. Et tout racisme relève du trouble, d’une hallucination paranoïaque et phobique, représentant la figure d’un moi qui défaille. Un moi fêlé. Le politologue renvoie ainsi chaque lecteur à l’analyse de son « Moi ».

Mais il ne faut pas se méprendre, la raison nègre n’est pas à Achille Mbembé ce que le talon était au Achille de la mythologie. Cette raison est une lutte, une prise de conscience afin de nourrir la pensée, donner matière à discuter, balayer les clichés…l’heure des bonnes résolutions n’est plus très loin après tout !

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